Assassins, tortionnaires et violeurs d’enfants en terre d’indifférence
Le dernier dimanche du mois d’août dernier, sous une de ces chaleurs étouffantes qui, chez nous, caractérisent cette période, une ombre s’évanouissait. Une toute petite ombre ayant vécu douze hivernages sans avoir jamais été enfant. Errante dans les rues du populeux quartier de Yeumbeul Bamba Diallo, des premières lueurs du jour à tard le soir, elle était pourtant invisible de tous. Ceux qui l’ignoraient comme ceux qui la regardaient sans voir son destin tragique. Ceux qui détournaient le regard alors qu’elle leur tendait une main fatiguée et frêle comme ceux qui prenaient la peine de lui jeter un os à ronger. L’ombre n’était pas un chien errant. Elle avait un visage. Elle avait même un nom. Elle s’appelait Dame. Un jour de peine comme les autres, le petit Dame après avoir erré, tendu la main, pieds nus, haillons sur le corps malmené, sous la chaleur, mangeant les restes que quelques âmes qui se croyaient charitables avaient bien voulu lui donner, retourna chez celui qui le jetait dans la rue tous les matins. Un usurpateur du titre d’enseignant qui en réalité vivait en seigneur. Seigneur esclavagiste d’enfants sous prétexte de les mettre sur la Voie de Dieu. Plaie qui prospérait comme ses multiples semblables au sein du corps des vrais transmetteurs de la Parole sous les yeux complices d’une société malade. Malade jusqu’à l’infirmité. Sourde et aveugle face à la souffrance de ses enfants. Peut-être Dame n’avait-il pas réussi à réunir la somme qu’il devait tous les jours, quémander à l’homme de la rue pour l’apporter à son maître. Peut-être ce dernier avait-il juste décidé de tenir jusqu’au bout, le rôle de bourreau que lui avait assigné une société qui couchait avec le déni et engendrait l’infanticide. Il avait battu l’enfant et il l’avait tué. Le soupir était devenu un râle d’agonie puis s’était éteint sous les coups du meurtrier. La nouvelle provoqua une vague d’émotion ou plus précisément une vague émotion. On fit vite d’oublier le petit Dame. En attendant le prochain meurtre fruit des mêmes causes qui provoquera le même effet c’est-à-dire aucun réel effet.
La Plateforme pour la protection des droits humains avance le chiffre de 30.000 enfants de la rue à Dakar. Les estimations de l’Unicef dépassent largement ce chiffre. Elles tablent sur 100.000 enfants laissés à eux-mêmes dans les rues de la capitale. Les enfants talibé en constituent l’écrasante majorité.
Le 20 février dernier, on apprenait qu’à Louga, un autre Dame avait été battu à mort. Mêmes causes. Même effet.
Quand ce n’est pas le maître coranique qui exécute l’ignominieuse besogne, la foule folle s’en charge. Par une nuit d’octobre 2015, à Kaolack, un autre Dame, venu quémander les restes éventuels d’un diner dans une demeure endormie, fut confondu avec un voleur. On le lyncha sans autre forme de procès. Il mourut, lui aussi victime de la bêtise humaine. Car non seulement ce petit était jeté dans la rue mais on le rejetait d’un coup mortel parce qu’il avait troublé le sommeil de ces braves gens.
Un peu plus loin dans le temps et dans l’horreur, à Thiès, en août de la même année - décidément 2015 fut bien macabre – un homme entrait dans une école coranique à la recherche de ce gibier livré à tous les chasseurs d’enfants guidés par l’odeur du sang. Le premier talibé qu’il avait trouvé, l’homme l’égorgea. Deux autres qui se trouvaient sur son chemin furent grièvement blessés.
Et quand ce n’est pas un carnage comme celui-là, un accident de voiture meurtrier vient alimenter les pages « faits divers » des journaux (qui, le plus souvent, se refusent à traiter ces graves faits autrement que sous cet angle réducteur). C’est que laissés à eux-mêmes dans un espace public aux allures de capharnaüm, ces enfants constituent une cible de choix pour l’ange de la mort qui sévit sur les routes se matérialisant tantôt dans un 4x4 à Ngor, tantôt dans un camion fou sur la VDN.
Que dire de ce maître coranique surpris, à Diourbel, il y a quelques semaines, à effectuer sur ses talibés des pratiques dignes de l’époque sombre de notre histoire qu’a été l’esclavage des noirs ? L’individu enchaînait au fer forgé ses apprenants sous prétexte de les empêcher de fuguer. Un sinistre tortionnaire caché sous les habits d’un enseignant du Livre.
Et quand le talibé n’alimente pas, par une brève, la rubrique nécrologie suite à un accident ou n’est pas victime de tortures, on parle de son enlèvement « par une voiture qui passait » dans une émission radio plus proche du divertissement que de la sonnette d’alarme. De toute façon, il n’y aura personne pour mobiliser les foules à sa recherche ou verser une petite larme. Il n’a ni père ni mère, ni nom ni visage. Ceux qui ont été mis au courant en suivant cette émission, en tombant sur la brève dans le journal, sur un site web ou sur les réseaux sociaux passeront rapidement à autre chose, après quelques spéculations sur son sort : a-t-il été enlevé par un trafiquant d’organes ? Ou un féticheur qui en aura aussi après ses organes ? Va-t-il plutôt servir d’objet sexuel ?
Ayant une idée du nombre de prédateurs à la recherche d’une proie facile, on peut imaginer le nombre de ces enfants talibés qui deviennent les objets sexuels de certains de ces criminels. D’ailleurs pourquoi se contenter d’imaginer, quand on peut citer des exemples ?
Dans ses « Cahiers de vacances » de septembre 2015, le journal L’Observateur dénonçait, avec force détails et témoignages à l’appui,« le scandale des enfants talibés objets sexuels des délinquants à Thiès ».On y trouvait l’histoire d’un talibé de huit ans passant ses nuits dans des épaves de voiture à la merci d’un détraqué qui était venu abuser de lui, celle d’un autre du même âge sur lequel des jeunes drogués s’étaient relayés, un autre ayant fugué parce que son maître le battait sauvagement pour se retrouver entre les griffes d’un prédateur sexuel shooté au diluant…sans que tout cela ne fasse scandale pour grand monde.
A Mbour, en juillet 2015, un ressortissant français était accusé des mêmes faits d’abus sexuels sur un talibé. En février 2011, c’est un maitre coranique qui était arrêté pour avoir, pendant longtemps, fait subir le même sort aux enfants qu’on lui a confiés. En septembre 2015, à Diourbel, un quidam tombait sur un talibé fugueur et lui proposait de le ramener à ses parents. Une fois entre quatre murs, dans le premier bâtiment en chantier trouvé, il le viola. A Mbacké, en janvier dernier, un autre pédophile en a séquestré et violé quatre. Pour les convaincre de le suivre, il lui avait suffi de leur promettre de la nourriture.Les exemples peuvent être déroulés ainsi presque à l’infini.
On avait cru que la mort de neuf de ces enfants dans un incendie de leur daara, à la Médina, allait tirer l’Etat de son immobilisme. Les associations s’étaient indignées, l’opinion s’en était émue, et le gouvernement promettait d’appliquer enfin la loi interdisant la mendicité des enfants. Il a fallu seulement que des lobbies aux intérêts convergents se soulèvent pour que l’Etat recule. Ceux qui instrumentalisent la religion pour légitimer cette pratique esclavagiste, ceux qui vivent de l’argent que leur apportent les enfants (Anta Mbow de l’association Empire des enfants m’expliquait que certains maitres coraniques sont de connivence avec les parents de leurs talibés à qui est envoyée, à la fin de chaque mois, une partie de la somme tirée de leur « activité » de mendiant), ceux qui pour des raisons électoralistes ou d’intérêts individuels d’une autre nature se sont joints aux esclavagistes susmentionnés pour accentuer la pression.
On ne peut que constater la faillite d’un Etat qui se refuse à appliquer ses propres lois et celle d’une société qui ne s’en indigne point. Qui parmi ceux qui permettent à cette situation de perdurer- nous autres citoyens qui nous en accommodons et eux représentants de l’Etat qui désertent leurs responsabilités - laisserait sa progéniture à la merci des meurtriers, pédophiles et tortionnaires qui sévissent sur ces enfants qui sont aussi les nôtres ? Et si on ne rencontre jamais d’enfants talibés filles dans la rue, est-ce parce que dans l’inconscient collectif ou la conscience collective, s’il nous en reste encore une, les prédateurs sexuels en feraient des proies ? Si tel est le cas, il faudrait faire comprendre à tous, de celui qui est garant de l’exécution de la loi au citoyen lambda, du khalife général au disciple anonyme, que les pédophiles ne se préoccupent point du genre de leurs victimes ; qu’il se conjugue au masculin ou au féminin n’importe pas du tout. Il suffit qu’ils soient de petits êtres sans défense.
Certains d’entre nous, pour se donner bonne conscience, posent parfois une pièce sur leur main innocente toujours tendue. D’autres se refusent à leur donner le moindre de nos pauvres CFA car cela contribuerait à entretenir le système. On en arrive à un débat tout à fait vain entre les donateurs occasionnels et les autres. Comme s’il y avait une différence entre ignorer la misère et entretenir la misère.
Parmi ceux qui entretiennent cette misère, la plupart donne pour avoir la reconnaissance divine d’une bonne action ou pour suivre la recommandation d’un marabout dans la poursuite d’une quête matérielle. Notre société semble, comme le montre magnifiquement l’intrigue ficelée par Aminata Sow Fall dans La grève des Battu, avoir besoin de la présence des mendiants en général et des enfants talibés en particulier. Pour qu’il y ait une main qui donne, il en faut une qui reçoit. Il faut des misérables à qui faire des offrandes lourdes de nos convoitises et de nos péchés afin d’espérer la rétribution divine. Quelle sinistre histoire !
Quant à notre indifférence face à ce vol d’enfance, je la traîne au tribunal des enseignements de toutes les religions. Et je la traine au tribunal du philosophe Antonio Gramsci. « Je hais les indifférents » titrait-il un texte dans lequel on peut lire ces mots : « L’indifférence c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents. L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est le boulet de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte où se noient souvent les enthousiasmes les plus resplendissants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poitrines de ses guerriers, parce qu’elle engloutit dans ses remous limoneux les assaillants, les décime et les décourage et quelquefois les fait renoncer à l’entreprise héroïque. »
Devant cette situation face à laquelle je ne réponds que par les mots de mon impuissance, j’en arrive à me haïr.
Article initialement publié sur le blog de Racine Assane Demba